Revue TELECOM 180 - Quelques réflexions sur le défi éthique à l'ère hypermoderne
QUELQUES REFLEXIONS
SUR LE DEFI ETHIQUE
A L'ERE HYPERMODERNE
Par Pierre-Antoine Chardel dans la revue TELECOM n° 180
Les innovations technologiques qui se disséminent un peu plus chaque jour dans notre quotidienneté la plus élémentaire nous posent des questions fondamentales relatives à ce que nous sommes et ce que nous souhaitons devenir, autant sur le plan individuel que sociétal. Par les progrès de la robotisation, de la numérisation et des biotechnologies par exemple, l'homme peut être réparé, remodelé et augmenté par des interventions de plus en plus audacieuses et sophistiquées. Ces possibilités d'intervenir sur la réalité biologique sont susceptibles de transformer les figures de l'humain en amplifiant ses capacités, en renouant ainsi avec le rêve moderne de la maîtrise quasi totale de soi et de l'environnement extérieur. Pour certains, l'avènement d'un transhumanisme permettrait à l'homme de s'affranchir de ses infirmités et de ses limites en augmentant ses potentialités, cela quasiement à l'infini, en le délivrant à terme de l'altération du corps, des organes, du vieillissement, voire de la mort elle-même...
On est ici clairement renvoyé à une utopie hypermoderne qui exacerbe le principe de maîtrise de tous les aléas de la condition humaine. Dans un tel contexte, c'est tout un ensemble de représentations, de visions de l'homme et des logiques discursives1 qu'il convient d'un point de vue éthique de nous efforcer de déchiffrer et d'interpréter. Un enjeu important consiste à ce niveau à pouvoir identifier des critères d'évaluation de nouvelles technologies - avec des idéaux qui les portent - sans pour autant faire référence de manière univoque à ce que devrait être l'humain "authentique" ou la " nature humaine ". Il s'agit en effet d'éviter l'impasse de l'essentialisme ou d'une quelconque "panique morale", en reconnaissant néanmoins que ce qui est technologiquement possible n'est pas toujours humainement, ni socialement, souhaitable. A nous donc de nous interroger collectivement, d'un point de vue socio-philosophique, sur les valeurs que nous entendons préserver à l'heure où le terme d'augmentation devient un maître-mot dans les milieux de l'innovation technoscientifique, et où la notion d'environnement dit " intelligent " (qui concernerait nos maisons, nos villes, nos voitures, etc.) prospère.

Il convient vis-à-vis de ces logiques dominantes de permettre une élucidation scrupuleuse des modes de vie, et de leur signification existentielle, qui se voient engagés2. Toutefois un tel horizon critique (au sens constructif du terme) doit aussi être en mesure de nous amener à considérer que dans le contexte de sociétés pluralistes, la référence à la nature sacrée de l'humanité n'est plus convaincante pour tout le monde. Il importe pour cette raison de réfléchir à des modes d'évaluation des innovations technologiques qui soient en mesure de tenir compte du pluralisme des valeurs et des différences culturelles qui interviennent dans la compréhension que nous avons des technologies3.
De plus, il n’y a pas de risque technologique en soi mais des contextes (sociaux, économiques ou politiques) qui favorisent, ou non, une appropriation clairvoyante des objets technologiques. Ainsi, la même augmentation, au travers de l’exosquelette par exemple, porte en elle des conséquences fondamentalement différentes selon qu’elle se trouve employée à des fins de rééducation neuromotrice ou à des fins militaires. Il est nécessaire, par conséquent, de valoriser des démarches d’évaluation qui soient toujours en contexte, dans des jeux d’interaction homme/machine variés.
Mais le défi éthique est entier dans une époque où nous sommes, d'une part, dans une relation plutôt consumériste aux nouveautés technologiques (tout ce qui est nouveau est de ce fait

2/ Sur ce point, je renvoie à Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps. Editions Le Bord de l'eau, 2015
3/ J’ai eu l’occasion d’aborder ces aspects dans : Pierre-Antoine Chardel, « Ethique », in Divina Frau-Meigs & Alain Kiyindou (dir.), Diversité culturelle à l’ère numérique, La documentation Française / UNESCO, 2014, p. 130-134.
4/ Herbert Marcuse, Quelques conséquences sociales de la technologie moderne, Traduit par Christophe David, Paris, Editions Homnisphères, 2008, p. 100.
5/ Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il besoin de nous ?, Paris, Fayard, 2010.p. 208.
Biographie de l'auteur
Site web personnel : https://pierreantoinechardel.wp.mines-telecom.fr/
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