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03 avril 2024

Une Science sans conscience est un monde sans Progrès

Publié par Étienne Klein | LES ACTUALITÉS DU RÉSEAU

La crise profonde de sens qui affecte notre époque n’épargne pas les ingénieurs.
Je le constate toujours davantage dans les amphithéâtres de CentraleSupelec où j’enseigne. De toute évidence, le climat actuel les perturbe : certains en arrivent même à être technophobes… un comble pour des ingénieurs….


Dans notre société qui doute d’elle-même jusqu’à faire le déni de la science, quelle place doit jouer l’ingénieur et plus largement le scientifique ? Cette question capitale se pose également dans le cadre de la crise démocratique que nous traversons et se trouve être en lien avec le thème du numéro de cette revue. En effet, nous ne pouvons pas aborder les rapports entre le numérique et la démocratie sans réfléchir plus largement aux champs et fonctions respectives de la (techno)-science et de l’ingénieur.

 

C’est pourquoi, il semble important de pouvoir fabriquer à nouveau un récit qui parle à chaque génération d’ingénieur et permette de répondre à deux questions fondamentales : quels sont les raisons et les objectifs associés au travail de l’ingénieur ?

DANS QUELLE MESURE PEUT-ON FAIRE CONFIANCE À LA SCIENCE ? 

Une récente étude comparative entre pays européens menée par l’économiste Daniel Cohen, après les 18 premiers mois de pandémie, livre des conclusions à l’opposé des idées reçues : en effet, la confiance des européens dans la science fut généralement stable pendant cette période, oscillant autour de 90 %, exception faite de la France où elle chuta brutalement de 22 points…

 

Au-delà de l’exception culturelle française, il faut se questionner sur le sens de l’expression « confiance dans la science » qui reste floue. Et pour cause elle peut être comprise au moins de trois manières différentes :

  • Croyez-vous la parole des scientifiques ? Ou bien seulement le discours de certains d’entre eux ?
  • Pensez-vous que la science est une voie qui révèle des connaissances auxquelles on ne pourrait accéder par aucun autre chemin ?
  • Avez-vous confiance dans la science pour relever, par le biais des technologies, les défis contemporains qui se posent aux sociétés humaines ? (changement climatique, protection de la biodiversité, pollutions diverses…

LE SILENCE DES INGÉNIEURS FRANÇAIS : UN PROBLÈME DE DÉMOCRATIE 

Face à ces interrogations ressenties par l’ensemble de la société, les ingénieurs restent pourtant mutiques dans l’espace public, comme en témoigne l’intégralité des publications de presse relatives au débat sur la 5G que nous avons collectionnées pendant la pandémie avec mon laboratoire au CEA. À notre grande surprise, aucun article n’avait été écrit par des ingénieurs. Cela contraste fortement avec le nombre d’ingénieurs en France dont le corps est particulièrement prolixe en rapports et au sein des entreprises. Que peut-on conclure de ce manque de présence dans le débat public ?

 

Dès lors que des problématiques de nature scientifique sont portées dans la sphère publique des délibérations, on constate malheureusement une décorrélation quasi complète entre la compétence et la militance. Par militance entendons le fait de prendre parti : être pour ou contre, pro ou anti.

 

Il semble ainsi que le fait d’avoir un avis tranché dédouane l’émetteur de devoir s’instruire au sujet de quoi il exprime une opinion. En l’occurrence, si nous revenons au cas de la 5G, tous les sondages d’opinion montraient que la proportion de français « sans opinion » avoisinait les 15 %. Tout le monde avait donc un avis sans être capable de dire ce qu’est la 5G.

 

Cela semble le signal nécessaire (et suffisant !) pour inciter les ingénieurs à prendre enfin la parole afin qu’ils disent ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, et ce qu’ils pensent de ce qu’ils font, sans quoi la militance va entraîner les débats dans des sophismes où toute argumentation finira par disparaître.

 

Ainsi, les ingénieurs doivent porter leurs perspectives, car dans notre société, la valeur d’une valeur dépend du prix qu’un individu, un groupe ou une entité est désireuse de payer pour assurer sa défense. Trop souvent les gens compétents sont modérés et cela contribue à étouffer leur voix. Il faut donc que cela cesse : les experts modérés doivent donc s’engager sans modération !

 

Sans quoi les positions extrêmes, idéologiques, cliveront toujours plus les débats et feront barrage à l’émergence d’avis faisant autorité.

TENSION ENTRE SCIENCE ET TECHNIQUE : LA NATURE DE LA TECHNOLOGIE CONTEMPORAINE 

Le pari des philosophes des Lumières faisant de la technique un vecteur de pédagogie scientifique est en échec dans nos sociétés contemporaines. Le postulat selon lequel la technologie devenue familière diffuserait par son existence même de la connaissance scientifique est réfuté par la pratique. Aujourd’hui c’est l’inverse qui se produit : plus un objet technique est complexe et plus il est facile de l’utiliser sans rien y comprendre. L’un des exemples les plus frappants de ce fait à notre époque est celui des smartphones, qui nous sont vendus sans notice. Ainsi, ces objets sont devenus tellement conviviaux que nous n’avons nul besoin de comprendre leur fonctionnement pour les faire marcher. Comme le disait le futurologue Arthur Clarke, plus un objet technique est complexe et plus il nous semble proche de la magie.

 

De ce fait, la technologie nous éloigne de la science, au sens où elle rend la connaissance scientifique pratiquement inutile. Ou plutôt comme la connaissance scientifique est inutile en pratique, elle devient pratiquement inutile.

LA DÉFAITE DU CONCEPT DE PROGRÈS OU QUAND LA CERTITUDE TUE LA SCIENCE  

Ces facilités grandissantes au quotidien, et plus encore chez les jeunes qui naissent quasiment avec un smartphone dans leurs mains, s’accompagnent d’un mal-être face à l’expérience de l’incertitude. Et ceci n’est pas étranger au malaise grandissant que la société ressent vis-à-vis de la science. Car si cette dernière produit des connaissances, elle est désormais également source d’une incertitude d’un type très particulier : comme la science n’est plus enchâssée dans l’idée de Progrès, elle ne nous dit pas ce que nous devons faire des potentialités technologiques qu’elle nous donne.

 

Par le passé, on explorait ces possibilités sur la base que la science était le moteur du Progrès. Puis on dressait ensuite le bilan à l’issue de ce processus. Mais, à notre époque, nous avons compris que cette stratégie ne fonctionne pas… A contrario, nous devons décider parmi les applications que la science permet, celles que nous souhaitons adopter et celles que nous refusons. Toutefois, l’organisation de débats permettant ces choix est épineuse et conduit bien souvent les organes de décision à procrastiner

L’INNOVATION UNE PHILOSOPHIE DE L’IMMOBILISME ? 

N’est-ce pas tenter de fuir la nécessité d’évoluer que de remettre les choses à demain ? Cette fuite en avant, est plutôt une fuite hors du temps. Le mot innovation, bien dans l’air du temps, se substitue à celui de Progrès. Son usage est désormais massif aussi bien dans le monde de l’entreprise que dans les organismes de recherche.

 

L’usage du mot « progrès » a en effet commencé à décliner en popularité à la fin des années 1980 pour disparaître de la rhétorique entrepreneuriale, économique, sociale ou politique après le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012). Comment se fait-il qu’un mot qui a structuré la modernité ait pu être délaissé en si peu de temps ? On pourrait être de tenté de rétorquer que les termes « innovation » et « progrès » sont des synonymes, le premier étant alors une forme modernisée du second. Mais ceci est une erreur, car leur sens étymologique est bien distinct.

 

En effet, le terme innovation apparaît en France au XIVe siècle dans le vocabulaire juridique. Il dénommait alors ce que l’on appelle aujourd’hui avenant à un contrat. Et cette acception est éloquente pour comprendre la signification du mot innovation. Un avenant est un acte juridique qui se traduit par la rédaction d’une clause additionnelle permettant de modifier sous certaines conditions un contrat afin qu’il demeure valide. Ainsi, l’innovation est « ce qu’il faut faire pour que cela ne change pas ». Le mot circule ensuite dans d’autres sphères et on le retrouve en politique dans Le Prince de Machiavel qui préconise que lorsque le souverain détient le pouvoir il ne doit aucunement innover sauf si son pouvoir est menacé. L’innovation est donc un principe de conservation : c’est ce qu’il faut faire pour conserver quelque chose. Le premier à associer innovation et technique est l’anglais Francis Bacon en 1632 dans son essai Conseils civils et moraux, où il y consacre un chapitre éponyme, et la préconise pour contrer les détériorations irrémédiables qui sont le fruit du temps qui passe…

 

En revanche, progresser était à l’origine un mot à connotation spatiale. On disait « une armée progresse ». L’idée géniale des Lumières fut d’étendre ce que l’on disait à propos de l’espace au temps. Ainsi, pouvait-on avancer dans l’espace mais aussi dans le temps, c’est-à-dire s’améliorer, progresser de façon méliorative au cours du temps. Mais aujourd’hui cet horizon projectif a disparu. On ne parle plus de 2050. Personne ne fait l’effort de dessiner 2050 ou 2100 : le futur est laissé en jachère intellectuelle. Le futur est laissé en lévitation politique : une situation inacceptable pour un ingénieur qui a besoin de se projeter. Car c’est cette projection qui donne un sens au travail !

 

Ainsi, croire au Progrès c’est considérer que le temps qui passe est constructeur et complice de notre liberté et de notre volonté. Mais il ne s’agit pas non plus de se bercer d’illusions : adopter la philosophie du Progrès c’est accepter la part de risques, d’incertitudes et d’échecs qui l’accompagnent même ponctuellement. C’est ce qu’explique Kant dans son petit traité Qu’est-ce que les Lumières : « l’idée de Progrès est doublement consonante et sacrificielle ». Croire au Progrès c’est donc accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif, ce qui suppose une philosophie de l’Histoire dont ne nous disposons plus.

L’INNOVATION N’ARRÊTE PAS LE PROGRÈS !  

Autrement dit, l’innovation n’est pas configurée par une certaine image du futur, rêvée à l’avance en pensée, et que l’on souhaiterait atteindre mais par l’état critique du présent.

 

J’ose affirmer qu’il s’agit d’un message mortifère qui est communiqué à nos jeunes ingénieurs. Car on leur inculque que seule l’innovation représente le salut en évacuant l’idée même de désir, c’est-à-dire d’un avenir désirable entendu comme Progrès. Au contraire, l’ingénieur, croyant le plus souvent au Progrès doit soumettre l’idée de Progrès à elle-même, c’est-à-dire la faire progresser.

 

Il importe de retenir de la posture des philosophes des Lumières que croire au Progrès c’est penser que le négatif est relatif. Ainsi, ce qui ne va pas dans une société, une entreprise, une nation, une personne, un objet technique n’est pas condamné irrémédiablement à aller mal. Au contraire, le négatif est le ferment du meilleur !

Étienne KLEIN

Physicien, Directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (CEA), essayiste et philosophe des sciences, Étienne Klein est reconnu aussi bien pour son expertise en physique quantique et physique des particules, que pour sensibiliser un large public aux beautés de la physique et de l’univers. Dans son dernier essai, Courts-circuits, publié chez Gallimard en mars 2023, il nous invite à embrasser les potentialités de la transdisciplinarité afin de réconcilier raison et imagination.

Auteur

Étienne Klein

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