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12 novembre 2019

Revue TELECOM 194 - L'Ecole sur le site Barrault par Philippe Gallion

L’ÉCOLE SUR LE SITE BARRAULT


Par Philippe Gallion dans la revue TELECOM n° 194


Présenter en quelques pages la longue et riche histoire de l’École sur le site Barrault est une entreprise prométhéenne ! Personne n’est dépositaire d’une si longue épopée. Comptant parmi les plus anciens et habitant du quartier, il m’a cependant été demandé de tenter cet exercice. Je ne suis arrivé à l’École qu’en 1978, année de son centenaire sans qu'il n'y ait de corrélation entre ces deux grands événements. Je n’ai donc été témoin, et un peu acteur, que des 41 dernières années de cette histoire. Après une rapide présentation du site, nous verrons qu’il fut pour l’École le lieu de profondes mutations et d’un extraordinaire développement de ses missions de formation, de recherche et d’innovation, accompagné de nombreuses évolutions institutionnelles et de nombreuses constructions de bâtiments.


L’École avant la rue Barrault

Figure 1 : l'École rue de Grenelle. © bibliothèque historique des postes et télécommunications

L’École a 140 ans et elle n’est pas née rue Barrault. L’École Supérieure de Télégraphie ouvre ses portes en 1878 dans de superbes locaux sis au 103 de la rue de Grenelle. Elle y devient, en 1888, l’École Professionnelle Supérieure des Postes et Télégraphes, puis en 1912 l’École Supérieure des Postes et Télégraphes. L’histoire nous montre donc, dès ses débuts, qu’à l’École, rien n'est permanent, sauf le changement mais que ses noms successifs affirment avec une belle constance son caractère supérieur.

La figure 1 nous montre la nécessité pour l’École de posséder, dès son origine, un bâtiment provisoire, ce qui s'avérera une autre grande constance en préfigurant le bâtiment G d’aujourd’hui.

En 1934, l’École déménage rue Barrault, anciennement ruelle Barrault, dont le nom, faisant référence à l’ancien propriétaire des terrains¹, lui a sans doute aussi permis d’éviter de passer directement de l’anonymat à l’oubli. Elle va passer 85 années sur le site Barrault.


Le site Barrault 

Figure 2 : La rue Barrault vers 1880. © photo libre de droit de la BNF, propriétaire du fond Adget

A l’arrivée de l’École, la rue Barrault n’est pas vraiment un campus. À la fin du 19e siècle, ce n’est encore qu’un chemin bordé de cabanes de chiffonniers (Figure 2). Il est promu "rue" en 1877, et immortalisé par Eugène Adget. En 1934, le site est encore marqué par une longue tradition de tanneries et de mégisseries, apportées ici par le caractère acide des eaux de la Bièvre, rivière mythique aujourd’hui disparue. Elle est aussi appelée Rivière des Gobelins et avait attiré, bien avant, et un peu plus en aval, les "taincturier en escarlate" de la célèbre famille de teinturier. L’origine de ce caractère acide est expliquée, par Rabelais, mais il est plus convenable de ne pas faire ici plus que l’évoquer. Les amateurs de précision pourront toutefois se reporter au Chapitre 12 du Livre 2 de Pantagruel, où tout ceci est expliqué avec force détails.

L’École est construite dans le remblai urbain du lit complexe de cette rivière fait d’innombrables bras et biefs² (Figure 3).

Figure 3 : Tracé local et tracé parisien de la Bièvre. Renaud Cagneux. Référence 2



L’École y deviendra, en 1938, l’École Nationale Supérieure des Postes et Télécommunications, puis, en 1942, École Nationale Supérieure des Télécommunications. Devenue Télécom Paris en 1989, elle devient Télécom ParisTech en 2008 et redevient Télécom Paris, dans le cadre Institut Polytechnique de Paris (IPParis) en 2019.


Elle s’installe d’abord dans les locaux correspondant à l’actuel bâtiment C et dont la destination première était d'abriter une manufacture de gants pour la société Neyret. Ils n'ont en fait jamais servi à cet usage, mais l'École en conserve cependant précieusement l’héraldique³ dans ses grilles et dans des médaillons.

Neyret ne fait donc ici pas de gants et l’Administration de l'époque n'en prend pas. Elle croit bon d’affirmer immédiatement la nouvelle vocation du site par l’ajout d’un improbable blason en style Art Déco tardif (Figure 4).

Figure 4 : Initiales de la ganterie Neyret. © Photos PG




Cela n’y suffisant pas, il est ajouté en 1962 une sculpture sur béton en deux parties de Felix Joffre. Elle nous présente des hommes dénudés maîtrisant, avec détermination, les forces élémentaires utilisées au cours des temps pour communiquer. De manière un peu rétrospective, il s’agit de la voix, des pigeons voyageurs, des signaux de fumés... mais dans une vision fulgurante de l’avenir elle nous présente aussi la Vuvuzuela. Il nous fallut, cependant, attendre la coupe du monde de football de 2010 pour en percevoir le caractère visionnaire (Figure 5).


Figure 5 : Affirmations successives de la nouvelle vocation du site.© Photos PG


Il s’ensuit de nombreuses constructions et rehaussements successifs conférant un charme discret au site. Pour qualifier le résultat, nous pouvons affirmer sans risque qu’à aucun moment il n’a été tenté de faire croire, de manière trompeuse, qu’une vision globale de son ensemble avait existé. Nous y trouvons ainsi une juxtaposition, rarement réunie sur un même site, de constructions des années 30, de bâtiments modernes en verre, appelés en leur temps "les ponts" dans une référence implicite à l’École éponyme, et d’un baraquement provisoire témoignant, si besoin est, de la longévité du provisoire dans un environnement changeant (Figure 6).

Figure 6 : Une diversité architecturale rarement réunie. © Photos PG



Énumérer les particularités du site feraient vite sortir de l’espace imparti, et il ne faut ici en mentionner que quelques-unes.

Tout d’abord, la numérotation des étages est déconcertante. L’entrée principale se fait directement au 3e étage, comme si cette numérotation avait précédé le remblai de la Bièvre. Un jeu d’escaliers très complexe, qui n’est pas sans rappeler celui de Maurits Escher, interconnecte les différentes constructions dont les hauteurs d'étages sont toutes différentes (Figure 7).

Figure 7 : Un incroyable ensemble de niveaux et d’escaliers. © Relativity, M.C. Escher, photo PG, Atelier Phileas

Le site est particulièrement rétif à la signalétique. Après de nombreuses tentatives, cet art atteint son apogée avec l’affichage dans les ascenseurs de panneaux réussissant à troubler ceux qui sont déjà là depuis longtemps (Figure 8).

Figure 8 : Tentative de signalétique.

Arrivant par la rue de la Providence, la première impression est celle d’entrer dans un bar. Il fut longtemps appelé "Chez Eric" sans que personne ne sache vraiment, même pas GéGé son célèbre tenancier, à qui ce nom faisait référence, laissant à chacun la liberté de faire des hypothèses. Qui un Directeur de la Formation, qui un représentant syndical…

C'est certainement la seule École de France, et sans doute de Navarre, mais ce dernier point reste à vérifier, qui soit propriétaire d’un Bureau de Poste.

Elle abrite un amphi Thévenin, au nom tout imprégné d’histoire scientifique et il accompagnera l'école à Palaiseau.

Le mot "télécommunications" a aussi été inventé ici !

La grâce du site ne se révèle vraiment que la nuit, illustrant, comme la rue Watt, la célèbre phrase de Boris Vian : "Le jour c’est moins joli, alors on vient la nuit" (Figure 9).


Les changements de tutelle

L’histoire de l’École sur le site est marquée par de nombreux changements de tutelle4. À son arrivée rue Barrault, elle dépend depuis 1921 des Postes, Télégraphes et Téléphones : les PTT. En 1960, ils deviennent les Postes et Télécommunications, mais, la Poste ne pouvant sans doute pas se résoudre à perdre une lettre, le sigle PTT est bizarrement conservé. L'École y est rattachée à la Direction de l'Enseignement Supérieur Technique (DEST). En 1990, une scissiparité administrative crée France Télécom et La Poste. L’École est alors rattachée à France Télécom. Tout le monde s’aperçoit alors qu’un changement de tutelle n’est pas toujours qu'un simple changement de logo sur la feuille de paye. Il implique ici un changement de statut du personnel. Il s’ensuit un processus de reclassification mobilisant pour un temps les esprits et les énergies.

En 1997 Télécom Paris n'est plus capitale pour France Télécom qui n’a pas de mission d’enseignement et de recherche et se retrouve, de fait, faire de la formation pour des ingénieurs travaillant aussi pour les opérateurs concurrents. Le rattachement au Ministère délégué à l'industrie fait apparaitre le Groupe des Écoles des Télécommunications (GET), puis, en 2008 l'Institut Télécom et enfin en 2012, l'Institut Mines-Télécom (IMT).


La mutation de l’enseignement

La place allouée ici interdit de détailler ici les différentes reformes de l’enseignement. Force est de constater que ce dernier a opéré sur le site une évolution extraordinaire. Pour apercevoir du chemin parcouru, il suffit de rappeler qu’en 1945, il n'y a, en dernière année de formation, que 13 ingénieurs-élèves, 6 titulaires issus de concours externes et d’admission sur titre (dont le surnom "Titus" évoquait-il la clémence ?) et 5 élèves des corps militaires. Donc moins de 50 élèves, toutes promotions confondues. En 1965 il y a trois options appelées "PTT" (30 élèves), "Radiotélévision" (55 élèves) et "Aéronautique" (18 élèves).

L’École a manifestement su passer des besoins historiques de l’Administration des PTT, aux besoins actuels de l’industrie et de la société. Elle a considérablement augmenté la taille de ses promotions, pour ne pas dire de ses fournées, en empruntant à la boulangerie en hommage à son Directeur.

Elle a élargit et internationalisé ses recrutements, diversifié ses titres notamment en déclinant les homophones du mot Master. Sa mise à l’écoute des besoins de l’industrie et de la société a permis l’apparition puis le développement de la formation continue.


Le démarrage et le développement de la recherche et de l’innovation

Dans les années 70, les seuls laboratoires de l'École sont, comme dans un établissement d’enseignement secondaire, des labos de travaux pratiques ! Les cours sont faits par des vacataires du Centre National d’Études en Télécommunications (CNET), aïeul de France Télécom R&D, lui-même né en 2000 et devenu Orange Labs en 2007. La recherche démarre ex nihilo à l’École à la fin des années 1970 et conduit à la création d’un corps d’enseignants chercheurs permanents. L’articulation, puis l'autonomie, par rapport aux recherches effectuées au CNET fait l’objet d’une période de réglage. Les laboratoires de recherche de l’École sont ensuite progressivement associés au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) sous forme d’une Unité de Recherche Associée (URA), puis sous forme d’une Unité Mixte de Recherche (UMR). En 1984 et 1985, l’École est habilitée à délivrer le Doctorat et le Diplôme d’Étude Approfondie (DEA). Elle est co-fondatrice de École Doctorale l’Informatique, des Télécommunication et de l’Electronique (EDITE). La recherche atteint une production scientifique et une visibilité internationale extraordinaires. Dans le même temps, la recherche contractuelle et l’innovation apparaissent et se développent pour atteindre les niveaux où nous les connaissons aujourd’hui.


L'essaimage permanent

Il souffle, de 1977 à 1979, un vent catabatique de décentralisation auquel l’École résiste. Elle voit alors sa fratrie s’enrichir de l’École Nationale Supérieure des Télécommunications de Bretagne (ENSTB) et de l’Institut National des Télécommunications (INT) qu’elle entoure immédiatement d’une affection parfois un peu distanciée. Mais un grand projet de rénovation du site Barrault est abandonné, la maquette du site rénové qui m’avait été présentée à mon arrivée à l’École disparaît, … et le site historique est "préservé".

L’École ne reste pas pour autant confinée intramuros et elle crée l’Institut Théseus (1989), l'École Nouvelle d'Ingénieurs en Communication (ENIC) en 1990 qui deviendra Télécom Lille, EURECOM à Sophia Antipolis, initialement en partenariat avec l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (1990), et l’École franco-polonaise de Poznan (1992). À titre d’anecdote l’auteur se rappelle avec émotion avoir été "parachuté" à Varsovie, avec le Directeur, dans le premier commando de la DEST préparant cette création.


La lutte permanente contre la pression des murs

Restée sur place, l’École doit se développer et diversifier ses activités dans un espace confiné. Il s’ensuit des constructions (bâtiment B inauguré en 1958, bâtiments A, D, E respectivement en 1962, 1963, 1969) et des surélévations de la façade et du bâtiment C en 1972). Elle entre en conflit avec la Villa Daviel, un site classé, dont les habitants, instruits par une longue histoire ayant obscurci lentement leur horizon, scrutent tous les matins l’apparition éventuelle de quelque nouvel appendice. La dernière évolution en date est la construction des Bâtiment E et F, les fameux "ponts".

L’École conserve de la Bièvre, sur laquelle elle est assise, une grande aptitude aux débordements et émet, de manière un peu ectoplasmique, toutes sortes de protubérances, souvent temporaires, dans le quartier. Il est difficile d'en établir une liste exhaustive, mais nous la trouvons ainsi au CNET à Bagneux, avenue Philippe Auguste, rue Biot, rue de la Colonie, rue de l'Espérance (dans une boulangerie !), rue Guyton de Morveau, rue Dareau, avenue d'Italie, rue Barrault (autre site, près de la place Rungis).


Conclusion

L’École a donc eu un développement extraordinaire sur un site historique, dans des locaux bien situés certes, mais exigus, vétustes et assez peu adaptés à ses missions. Elle a su s’adapter, dans cet espace restreint, aux évolutions rapides de notre environnement et développer ex nihilo une activité de recherche. La vie sur le site, ouverte sur le quartier, y fut très agréable. Quitter un site procure toujours un sentiment mélangé, avec l’exaltation de la nouveauté et la nostalgie du passé. Pour le 13e c’est Léo Mallet5 qui parle le mieux de ce sentiment : Pas de richesse rue des Cinq Diamants, peu d'espoir rue de l'Espérance… mais le cœur chaud rue de la Glacière. Une page va se tourner mais pas le grand livre de l’École se fermer.

1/ Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Les Éditions de Minuit, Paris, 1997.

2/ Renaud Gagneux, Jean Anckaert, Sur les traces de la Bièvre, Parigramme, Paris, 2003
3/ Chantal Jimenez, Historique de la DEST, Brochure Interne non datée.

4/ Michel Atten, François, du Castel, Marie Pierre, Histoire des Écoles Supérieures des Télécommunications, 1840-1997, Hachette, Paris, 1999

5/ Léo Malet et Jacques, Tardi, Brouillard au Pont de Tolbiac Éditions Robert Laffont, 1956


Biographie de l'auteur

Philippe Gallion, Docteur es Sciences, est maintenant Professeur émérite à Télécom Paris où il a été responsable du Département Communications et Electronique. Ses recherches ont porté sur l'optoélectronique, les communications optiques et les communications quantiques. Il est auteur de plusieurs ouvrages et nombreuses publications internationales et il a dirigé une cinquantaine de thèses de doctorat. Il a aussi enseigné à l'Université Pierre et Marie Curie ainsi que dans nombreuse universités françaises et étrangères. Il est "Life Member" de l'"Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE)" dont il préside le Chapitre français dédié à la Photonique.


Auteur

Philippe Gallion

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