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12 novembre 2019

Revue TELECOM 194 - Une licorne avant l'heure ? 1997 Naissance d'un nouvel opérateur de télécoms par Jean-Marie Metzier

UNE LICORNE AVANT L'HEURE ?

1997 Naissance d'un nouvel opérateur de télécoms


Par Jean-Marie Metzler dans la revue TÉLÉCOM n° 194

Avant-propos

Cet article répond à la demande amicale d'un ancien de Télécom Paris à son collègue SNCF qui a vécu "intimement" de 1995 à 1997 avec la genèse, puis, les années suivantes, la croissance d'un nouvel opérateur télécom national.

Témoignage dû et reconnaissance à ceux - pionniers peut-on les appeler ! - qui, dès l'aube du projet ont accepté le défi de bâtir quelque chose de tout nouveau. Aventure managériale au sein d'une entreprise publique : identification d'une opportunité stratégique, choix et constitution de l'équipe de « conquête », mise en œuvre d'un projet industriel…


Libéralisation et Création de Valeur

L’ouverture à la concurrence des monopoles naturels de réseaux, pour la plupart publics et réglementés en Europe, forgea, dans le mitan de la décennie 90, le cadre de cette…"Saga".

La dérégulation trouve ses racines début des années 70 aux USA dans le domaine aérien, fondée sur cette philosophie de concurrence réputée capable, expression parfois -valise-, de "créer de la valeur" pour les consommateurs, les usagers et les actionnaires.

Les Autorités européennes s'en emparèrent à la fin des années 80, entre autres dans le secteur aérien pour les vols domestiques. C'est à ce titre que de nouvelles dessertes aériennes furent accordées en France à un opérateur nouveau, Nouvelles Frontières, telle la ligne Paris-Limoges qui se trouva en compétition avec Air Inter et avec ce train SNCF phare, le "Capitole" Paris - Limoges - Toulouse !).

Le concept se révélera riche de fruits.


SNCF, Voyageurs et Télécoms

SNCF avait identifié dès 1987 ce mouvement stratégique, en prenant prospectivement pour son activité Voyageurs la décision de bouleverser le mode de distribution des billets et pour les grandes lignes son système de prix. Quatre lignes TGV nouvelles allaient être construites en sept ans en France, le Tunnel sous la Manche et la liaison Benelux ouverts, faisant anticiper une vive croissance des volumes et très probablement une concurrence intermodale accrue.

Hommage aux techniques des télécommunications et de l’informatique, deux révolutions technologiques ont permis ces bouleversements stratégiques et marketing de l'offre :

• Un protocole nouveau (TPF d’IBM, celui des systèmes de réservation aériens - GDS) permettant de décupler, jusqu’à mille par seconde, les messages électroniques de réservation,

• Des machines à base de PCs connectées en réseau pour les guichets et automates de vente en gare, et ceci avant même de pouvoir bénéficier de l’explosion de l’Internet public.

A noter que les concepteurs de cette rénovation profonde, mise en place en 1994 - non sans quelques maux techniques de jeunesse, il faut l'avouer - avaient permis de mesurer l'importance… d'un réseau de Télécommunications performant.


Le chemin de fer et les autres entreprises de réseau

L'ouverture à la concurrence ferroviaire intra modale a pourtant été très prudente, pour des raisons qui ne sont d'ailleurs pas que sociales. Elle ne prendra par la suite une forme stabilisée que grâce à la récente loi, dite "Nouveau Pacte Ferroviaire", votée en juin 2018.

Dans les Télécoms en revanche, la Directive européenne sur la libéralisation des services et sa traduction dans la loi française avaient entraîné dès 1996 le changement de statut de France Télécom et la mise en place en 1997 d'une Autorité de Régulation des Télécommunications (ART), ouvrant ainsi le bal de la libéralisation des services. Les Télécommunications auront en quelque sorte servi de laboratoire.

La décennie 2000 connaitra ensuite, simultanément ou presque :

• La loi de régulation des activités postales (2005), l’ART étant devenue l’ARCEP à cette occasion, puis le changement de statut de la Poste (2010),

• La libéralisation des marchés du gaz et de l'électricité de 1999 à 2007, et la réorganisation corrélative du secteur de l'énergie. La création en 2000 de l’autorité indépendante Commission de Régulation de l'Électricité (CRE), aux missions étendues au Gaz en 2003, sous le nom de Commission de Régulation de l'Énergie…


Exploration et décisions

En 1994 la direction de SNCF avait donc envisagé d’étudier comment faire jouer à cette dernière un rôle dans le jeu d'acteurs de télécommunications qui se mettait en place.

SNCF disposait d'une expérience certaine de construction et d'exploitation d'un réseau télécoms privatif voix et données, de l'avantage singulier de gérer une infrastructure linéaire, nationale, continue par nature. Elle avait commencé à numériser ses services et déployé, pour ses besoins propres, quelques milliers de kilomètres de fibres optiques.

Ce triple avantage, dûment documenté par un des grands cabinets de Conseil du marché, fit prendre en 1994 au Président Bergougnoux la décision de confier à une équipe interne SNCF la menée à bien de la valorisation des actifs télécoms de l'entreprise publique.

Le positionnement de l'entité à créer n'était à ce stade aucunement figé : opérateur de réseau sûrement (fourniture de capacités de transport… ici d’informations !), offreur de services voix et données sans doute, dont SNCF avait, comme dit à l'instant, quelque compétence, au moins pour l'activité de services aux entreprises.


"L'équipage de conquête"

Équipe de préfiguration, composée essentiellement d'une demi-douzaine de cadres, d'origine SNCF dont l'expérience technique pouvait apporter beaucoup, ou bien appelés de l’extérieur de SNCF pour leur expérience financière ou marketing.

La tâche de ce groupe fut par bonheur facilitée par l'appui indéfectible des pouvoirs publics à toute solution permettant d'introduire, via des acteurs nouveaux décidés à investir, une concurrence - régulée – à l'opérateur historique. Le rôle de la Direction des Postes et Télécommunications (DGPT) du Ministère des Télécommunications se révéla ici essentiel.

• Une des questions-clefs posée dès le départ à la direction générale de SNCF par la direction du projet concerna la perspective jugée quasi nécessaire – presque une condition sine qua non - de donner un statut de filiale à l'entité qui allait mettre en œuvre l'opération.

Ce qui n'allait pas du tout de soi dans le contexte social et politique du moment et provoqua des débats internes parfois houleux¹. La promotion au sein de l’entreprise de cette nécessité requit d'ailleurs un soutien personnel continu des trois Présidents successifs de SNCF de 1994 à 1997. La direction de projet veilla aux « passages de relais », les mandats des deux premiers ayant été successivement brusquement interrompus, le premier après les évènements sociaux de fin 1995, le second pour raisons judiciaires étrangères à SNCF.

Voir SNCF participer à la construction d'une concurrence à l'opérateur public France Télécom n’était pas non plus admis de tous les acteurs de son environnement.

• L’équipe devait dans ces conditions s’assurer impérativement de deux compétences :

Juridique : l'activité visée d'opérateur de télécoms relevait évidemment de nouvelles règles de régulation et de concurrence nationales et européennes Un cabinet juridique intervenu précédemment avec succès dans le règlement d'un délicat grief de concurrence posé aux chemins de fer européens par la Commission européenne, fut appelé en appui.

Ressources humaines : un projet de développement de cette ampleur se devait par éthique managériale d'être présenté très soigneusement aux cheminots tout en identifiant aussi les compétences nouvelles à réunir.

Outre juridique, la raison majeure pour établir une filiale était financière. Constituer un réseau fixe national supposait, l'étude préalable l'avait démontré, des investissements que le budget de SNCF n’avait pas la capacité de supporter (n'était-ce d'abord que par respect du principe de spécialisation d'une entreprise publique). C'est donc un partenariat stratégique qu'il fallait construire, à la fois financier et de compétences. L’apport simultané par SNCF de « droits réels » de passage sur les infrastructures ferroviaires (juridiquement une quasi-propriété), l’obtention de la part des pouvoirs publics de la licence d’opérateur de télécommunications en faveur de la filiale à créer, pèseront lourd dans le succès du montage.

• Le troisième pilier de l'équipe fut ainsi le directeur financier. C'est lui qui allait mener les négociations d'alliance, appuyées – chose nouvelle pour SNCF, par une banque d'affaires à envergure internationale, choisie par appel d'offres.

• Au cœur du plan d'affaires, les systèmes d'information en constituaient la clef. Les compétences nécessaires ont pu avec bonheur être trouvées au sein même de SNCF, montrant bien la pertinence de ce "spin off".


Le schéma de partenariat proposé

Il s'agissait bel et bien, en termes de schéma sociétal, d'un véritable "spin off" hors SNCF, pour employer un terme du métier de banque d'affaires : la filiale, qui prit le nom de Télécom Développement ou familièrement TD, avait donc obtenu des droits de passage sur les infrastructures SNCF aux fins d'établir un réseau national nouveau de fibres optiques, et droit d'usage des fibres optiques déjà mises en place par SNCF.

Pour mieux permettre à cette dernière de continuer à moderniser ses propres services de transmission, ce droit d'usage fut assorti d'un droit de « restitution » en sa faveur et à sa discrétion, capacité établie à un STM1 (155 Mbit/s) par câble optique, à raccorder gratuitement par Télécom Développement².

Le Président de SNCF, Louis Gallois, fixa un cadre strict à ses négociateurs : trouver d’une part les moyens de financer les investissements d'infrastructure télécoms - transmission de données et commutation voix, et s’assurer par ailleurs des compétences pour les commercialiser sur un marché concurrentiel, sans les exercer directement. Compétence marketing qui n'était évidemment pas au cœur de l'expertise de SNCF.


Schéma et Gouvernance

Les schémas présentés aux candidats avec l'aide de la banque d'affaires choisie prévoyaient ainsi, comme l'avaient décrit les études amont préliminaires, une structure à trois entités :

- Télécom développement (TD) structure de tête, à laquelle les pouvoirs publics avaient accordé a priori la licence d'opérateur téléphonique, dans laquelle SNCF aurait la majorité, fournisseur en gros (« whole sale ») de liaisons louées et de minutes de voix,

- Et participation minoritaire dans deux sociétés de commercialisation à destination des particuliers et des entreprises, aux noms de « code » respectifs TDS et TDE.

La gouvernance proposée : Conseil de Surveillance / Directoire, permettait de bien séparer les responsabilités d'actionnaires de celle du management de TD.

Le lancement de l'appel d'offres eut lieu à mi 1996, les négociations furent "entrelacées", et rendues même très "vivantes", par de multiples évènements extérieurs (agitations sociales autour des libéralisations en général, création de Réseau Ferré de France auquel certains auraient voulu rattacher TD, changements de Présidents de SNCF…).

Certains arbitrages intercurrents indispensables durent être rendus à haut niveau des pouvoirs publics sollicités. L'appui de la DGPT du Ministère des Télécommunications fut encore déterminant.


Les premiers pas dans la "vraie vie"

Après deux tours de négociations, le Groupe Générale des Eaux (CGE), à la tête d’un conglomérat international, incluant British Télécom, l’allemand Mannesman, et l’américain Southern Bell Company (SBC)³ fut finalement choisi en février 1997 comme partenaire stratégique de SNCF.

La garantie de CGE de l'appel à Télécom Développement pour les liaisons de transmission nécessaires au réseau mobile de sa filiale SFR joua un rôle notable dans ce choix.

TD, à majorité SNCF, est actionnaire à hauteur de 20% dans les entités de commercialisation, dénommées désormais Cegetel le 7 et Cegetel entreprises (Schéma ci-dessous).


SCHÉMA MANQUANT


La croissance fut portée par le marché : le réseau se déploya très vite, le premier appel voix via le 7 (le préfixe attribué à Télécom développement) fut passé début février 1998. A fin 2000, TD affichait un chiffre d'affaires de deux miliards de Francs (la 100e entreprise française !), avait posé 19000 km de câble à fibre optique, constitué 45 anneaux de transmission SDH, installé huit autocommutateurs de type E10 Alcatel écoulant deux milliards de minutes cette année-là4.

L'entreprise TD, qui comptait environ 250 salariés à cette même date, avait réussi le mariage de deux cultures, privée et publique, ses cadres provenant désormais à la fois de SNCF et naturellement en nombre croissant du Groupe Vivendi ou simplement du marché du travail.

Les accords d'actionnaires avaient prévu la répartition des quatre postes du Directoire, le Président de celui-ci étant choisi d'entente entre les deux actionnaires.

Le système fonctionna sans accroc significatif.

Le défi de la qualité du réseau, face à France Télécom - reconnu sur ce point, n'était pas mince, mais fut tenu grâce à un management rigoureux et la motivation des équipes à le relever. Il faut sans nul doute rendre ici un hommage particulier, au Président lui-même du Directoire de Télécom Développement, Charles Rozmaryn (1968), qui a mis son immense expérience au service de cet objectif.


La révolution Internet, montée en puissance du protocole IP – Fin de Partie pour SNCF

La révolution Internet a sur ces entrefaites poussé la demande de raccordement haut débit des particuliers (ADSL).

L'ART imposa fin 2000 à l'opérateur historique de donner accès à sa boucle locale cuivre dans les nœuds de raccordement d'abonné (NRA). Les fournisseurs d'accès (FAI) purent installer leurs équipements dits DSLAM (Digital Subscriber Line Access Multiplexer). Installation confiée à TD, la discussion avec Cegetel sur ce point fut cependant assez rude.

La téléphonie mobile puis fixe migrait vers la voix sur protocole IP. Remettant en question l'architecture et la technologie des services de transport demandés par SFR, et marquant la fin d'un cycle technique (fondé sur le multiplexage TDM) dans les commutateurs téléphoniques de voix.

Les économies significatives de coût permises par le protocole IP – dont la fiabilité et surtout la qualité s'améliorent par ailleurs, en particulier pour la voix - rendent enfin plus âpre la lutte entre opérateurs, le consommateur est désormais prêt à arbitrer - jusqu'à un certain point - la qualité en faveur de la réduction de son prix d'achat de services.

En 2003, SNCF décide de négocier l’abandon de son contrôle sur TD, qui fusionne avec Cegetel. L’ensemble « pèse » alors 1,3 milliard € en CA, compte 2000 salariés, son réseau de 21000 km de fibres écoule 40 milliards de minutes voix, sert 3,7 millions de clients et 20 000 entreprises.

La consolidation économique des opérateurs fixes, inhérente à tout processus de libéralisation, violente à certains égards se produira alors entre 2005 et 2008. SNCF sort du jeu. SFR Cegetel sous le nom de SFR devient le 1er opérateur global alternatif présent en Europe à la fois dans le fixe et le mobile.


En guise de conclusion : fiertés légitimes, modestie lucide

Fierté pour SNCF d'avoir su saisir l'opportunité d'un marché en croissance pour brillamment valoriser des actifs publics, fierté d'une œuvre collective ayant, avec succès mais aussi bonheur somme toute, combiné cultures d’entreprises publique et privée.

Modestie lucide, car rien n'est jamais pérenne en technologie : les ruptures peuvent soit changer « dramatiquement » si l’on se permet cet anglicisme, d’échelle une situation (WDM et topologie du réseau), soit rompre ou rendre obsolète un écosystème industriel (protocole IP et autocommutateurs TDM).

Envie de dire alors aux ingénieurs de chercher sans cesse, avec passion, à maîtriser la technique, car, au fond, c'est elle qui crée la valeur.

Beaucoup de domaines industriels sont maintenant bouleversés par la révolution digitale. Garder les yeux ouverts, ne laisser personne s'endormir dans une fierté paresseuse, en cela réside peut-être - confidence finale - la manière de rendre le progrès utile. 

Avec les concours de certains des acteurs de Télécom Développement – Cegetel, qui ont "convoqué" ici leur mémoire pour retracer cette aventure :

Denis Manteau, directeur du Réseau,

Didier Bissery (1977), directeur Financier

Robert Ammon, directeur des Services commutés

Françoise Pouliquen, directrice de la Transmission, 

bien des autres encore auraient pu être mobilisés, ce texte est aussi hommage à leur égard.


1/ Le changement de statut de France Télécom au même moment ne fut pas non plus un fleuve toujours tranquille.

Capital TD à la fin de l'année 1999

2/ La modestie apparente de ce chiffre ne fait qu'illustrer la montée extraordinaire des besoins en débits télécoms maintenant avérés, du grand public et des entreprises. La révolution Internet est passée par là.
3/ « Baby Bell » fruit du démantèlement du géant ATT par le régulateur américain !….

4/ Apogée "topologique" et matérielle maximale réseau ; l'irruption à partir des années 2000 des techniques de multiplexage optique (WDM et DWDM) va permettre de multiplier par plusieurs centaines la capacité d'un réseau de transmission, à infrastructures physiques constantes : une fibre passe d’une capacité de 2,5 Gb/s à l'aube des années 2000 à actuellement plusieurs térabit/s, avec des "bonds" sans régénération du signal de l'ordre du millier de kilomètres.…


Biographie de l'auteur

Jean-Marie Metzler est entré à SNCF en 1967. • Ingénieur chargé du Programme de construction du matériel roulant TGV et de sa mise en service, de 1976 à 1981 • Directeur Général de la branche ferroviaire de Jeumont Schneider de1983 à 1987 • Directeur Grandes Lignes (Voyageurs) SNCF de 1987 à 1994, période qui initia la mutation de la distribution des prestations voyageurs et de la tarification voyageurs de SNCF • Chargé en 1994 du projet de valorisation des actifs Télécoms de SNCF, • Directeur Général de Télécom Développement de 1997 à 2004





Auteur

Jean-Marie Metzler

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