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15 juin 2019

Revue TELECOM 193 - L'intelligence artificielle un levier efficace et innovant de la transformation des métiers publics

L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE,

un levier efficace et innovant de la transformation des métiers publics

L’administration, domaine des rapports, des enquêtes et des contrôles, constitue un terrain particulièrement fertile pour déployer de l’intelligence artificielle. Les projets d’IA publics doivent toutefois s’inscrire dans une démarche globale pour avoir réellement de l’impact.

L’IA dans l’administration se déploie aujourd’hui

Lors de la présentation de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (IA), le 28 mars 2019, à l’occasion de l’événement « AI for humanity », Emmanuel Macron disait : « La révolution de l’IA ne se produira pas dans 50 ou 60 ans. Elle est en train de se produire. »

Pour l’administration également, le recours à l’IA ne relève pas de la science-fiction mais de l’urgence, pour pouvoir, à court terme, améliorer les services rendus aux usagers et les conditions de travail des agents. En effet, si les débats internationaux, qu’ils soient scientifiques ou grand public, se concentrent sur les dernières avancées technologiques de l’IA, de nombreux algorithmes et méthodes sont suffisamment mûrs pour être mises en œuvre dès à présent dans les contextes opérationnels des entreprises comme des administrations.

Dans le champ de l’action publique, l’intelligence artificielle peut ainsi trouver des cas d’usages aussi bien dans la relation usager (front office) que dans les outils fournis aux agents (back office). On peut ainsi distinguer plusieurs grandes familles de cas d’usages :

 la relation usagers : l’IA permet de classifier automatiquement les demandes des usagers, de programmer des réponses plus rapides aux questions les plus classiques et de concentrer les ressources humaines sur les questions les plus complexes. Concrètement, l’IA sera mise en œuvre par un dialogueur (« chatbot ») qui analyse les questions des usagers et sélectionne automatiquement une réponse préprogrammée ou bien pour catégoriser automatiquement des emails et orienter directement les demandes aux services pertinents ;

• la prévision et la planification : l’IA fournit un outil puissant pour anticiper des besoins notamment quand ils sont récurrents ou saisonniers. À titre d’exemple, l’Académie de Nancy a mis en place, avec l’aide du LORIA1, une IA pour prédire les choix de matière de rattrapage au Bac, afin d’anticiper les affectations d’examinateur par matière ;

• l’aide à la décision : l’IA, dans de nombreux cas administratifs, servira à aider les agents à prendre leurs décisions de manière plus rapide ou en prenant en compte plus de paramètres. Par exemple, l’ASN2 a un projet d’IA pour analyser les nombreux et volumineux rapports d’inspection de ses services, afin d’améliorer la prise de décision ;

• le ciblage des contrôles : pour de nombreux services, l’IA, par sa capacité à prendre en compte des paramètres nombreux ou de sources variées, peut aider à améliorer les politiques de contrôle. Le contrôle environnemental peut être amélioré par l’utilisation d’images satellite ou aériennes pour détecter des constructions illégales en zone protégée et le contrôle d’établissements recevant du public peut être par exemple augmenté d’une analyse des commentaires sur internet ;

• la détection d’anomalies : l’IA est un outil pertinent pour le contrôle qualité en général et, dans le cas de l’administration, la détection de cas aberrants dans de grandes quantités de données. Cela peut aider à traiter des cas usagers complexes ou corriger des procédures conduisant à ces anomalies.

Les pré-requis pour recourir à l’IA dans le public

Dans ce contexte, comment procéder pour mettre en œuvre un projet d’intelligence artificielle dans l’administration ?

Cinq pré-requis semblent indispensables pour la réussite d’un projet d’IA public.

D’abord, le projet d’IA doit répondre à un problème métier bien cerné, correspondant à un fort irritant et pour lequel des approches plus simples sont inefficaces. Il est essentiel que le choix de l’IA ne vienne pas des services informatiques souhaitant tester une nouvelle technologie ou de la direction voulant être « dans le coup » : si c’est le cas, le métier doit être d’abord en mesure d’exprimer un problème suffisamment important, récurrent et irritant pour justifier l’investissement et garantir l’appropriation finale de la solution par l’organisation.

Ensuite, le projet doit pouvoir compter sur des données d’apprentissage en qualité et quantité suffisantes et annotées de façon adaptée pour le problème visé. En l’absence de données, il est illusoire d’envisager le recours à l’IA et ces données doivent de plus être « annotées », c’est-à-dire être associées de manière contextualisée aux besoins métiers qu’on se propose de résoudre avec l’IA. Ce travail d’annotation doit parfois être conduit spécifiquement pour le projet d’IA et cette phase peut être longue et coûteuse.

Le choix de l’IA demande également de disposer de certaines compétences techniques spécifiques en IA et notamment des « data scientists » ou des ingénieurs en apprentissage automatique, mais aussi des développeurs, des designers UX (expérience utilisateur) et des experts métier évidemment.

L’ensemble de ces éléments (problème métier, données, compétences) doit être mis en œuvre dans une approche agile pour tenir compte des incertitudes inhérentes à l’utilisation de méthodes d’apprentissage automatique. En effet, les choix de modèles et de paramétrages de l’IA supposent de tester de nombreuses configurations possibles afin d’identifier la meilleure approche. Déployer un projet d’IA suppose donc d’être en mesure de conduire des projets avec ce modèle de développement et de mettre en place une organisation permettant aux experts techniques de collecter et exploiter régulièrement les retours des utilisateurs métier.

Enfin, le projet d’IA ne pourra se pérenniser dans l’organisation qu’en bénéficiant de l’appui d’un sponsor pour faciliter le projet, donner les ressources et prendre part aux réflexions sur les sujets éthiques, afin d’intégrer les résultats du projet dans les priorités de la direction.

Quatre dimensions à prendre en compte dans les projets publics sur l’IA

Une fois ces pré-requis réunis, le projet d’IA devra être conduit en travaillant les quatre dimensions stratégique, technique, métier et éthique du projet.

Stratégique, pour que le projet ne se limite pas à un projet d’expérimentation technique mais constitue un réel levier de transformation de l’action publique : réduction des coûts, amélioration du service, qualité de travail des agents, les bénéfices potentiels de l’IA sont nombreux s’ils s’intègrent dans un cadrage stratégique cohérent.

Technique car il faut maîtriser la technologie utilisée, éviter de recourir à des solutions maîtrisées par des tiers alors que le projet concerne le cœur de métier de l’organisation, et savoir également renoncer s’il s’avère que l’IA n’est pas la bonne technologie pour le problème identifié : dans certains cas, la modélisation à imaginer reste suffisamment simple pour être développée directement, dans d’autres, la part d’incertitude statistique et d’explicabilité de l’IA ne sont pas tolérables pour le service rendu (par exemple, pour l’aide aux décisions de justice).

Métier, car une fois l’IA installée dans l’organisation, son usage suppose généralement de revoir l’organisation du travail, voire de réallouer les fonctions de certaines personnes, dont le métier peut avoir été fortement impacté par l’IA. Par exemple, si une IA traite automatiquement 80% des demandes « simples » d’une procédure donnée, il ne suffit pas de redéployer les moyens humains sur les 20% de cas « complexes », qui peuvent avoir un impact psychologique sur les agents (dans la sphère sociale par exemple) dont le travail n’est pas aujourd’hui organisé pour traiter uniquement des cas lourds.

Si l’IA devient un outil « assistant » des agents dans leur quotidien (pour leur proposer des informations complémentaires ou leur apporter des éléments de contexte), il faut évidemment former ces derniers pour interagir avec ces interfaces et anticiper les réactions négatives que l’arrivée du dispositif peut engendrer dans le service.

Ethique, enfin, car l’usage de l’IA dans le contexte du service public suppose de prendre en compte les principes directeurs du service public (lois de Rolland) : la continuité, la mutabilité et l’égalité. Compte tenu de la modélisation automatique que suppose l’IA, il est particulièrement difficile de garantir le respect de ce type de principes. Ainsi, s’il n’est évidemment pas possible de discriminer selon l’adresse postale, il est tout à fait possible qu’une IA entraînée sur des données biaisées arrive à la conclusion que le meilleur modèle pour délivrer le service visé discrimine dans tous les cas certains territoires dont l’impact sur la qualité du service a été négatif par le passé. Cette question des biais, mais aussi de l’explicabilité, voire de la certification des IA, est ainsi accrue dans le contexte du service public, soumis, au-delà de ces principes, à des obligations de transparence qui sont également un défi pour l’intelligence artificielle.

En conclusion, l’intelligence artificielle, dernière vague technologique du numérique en général et suite logique des politiques de développement de la donnée lancées depuis une dizaine d’années, constitue, plus encore que les vagues précédentes, une opportunité d’accélérer la transformation numérique de l’administration du fait de ses performances remarquables dans de nombreux domaines. Mais, plus encore que les autres technologies numériques, son approche statistique suppose une implication étroite des métiers concernés pour éviter une approche « techno-push » qui engendrera le rejet plutôt que l’adhésion des agents et usagers.

Biographie de l'auteur


Bertrand Pailhès
est coordonnateur national de la stratégie en intelligence artificielle au sein de la Direction Interministérielle du Numérique et des Systèmes d’Information et de Communication (DINSIC). Diplômé de Télécom Paris et de Sciences Po Paris, il a travaillé à l’ARCEP (régulateur français des télécoms) et à la CNIL (autorité françaises de protection des données) avant d’intégrer, en 2013, le cabinet de la ministre déléguée aux PME, à l’innovation et à l’économie numérique, Fleur Pellerin. En 2015, il est nommé directeur de cabinet d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique. Dans ce cadre, il a notamment préparé la loi pour une République numérique adoptée en octobre 2016.

 

 

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