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15 juin 2019

Revue TELECOM 193 - Apports des sciences cognitives et comportementales dans la transformation numérique

Publié par Gaetan de Lavilléon, Marie Lacroix et Emma Vilarem | N° 193 - Revue TELECOM 193 - Sommaire La numérisation des administrations - Les biotechnologies

APPORTS DES SCIENCES COGNITIVES ET COMPORTEMENTALES DANS LA TRANSFORMATION NUMERIQUE

Par Gaetan de Lavilléon, Marie Lacroix et Emma Vilarem dans la revue TELECOM n° 193

Instantanéité des communications, culture de l'urgence, multi-tasking permanent, open-space et flex office, hyper-connexion... La transformation numérique de la société a poussé les organisations et les individus à mettre en place des modes de vie et de travail qui ne sont pas toujours en adéquation avec nos capacités cognitives héritées de millions d’années d’évolution. Dans ce contexte, les sciences du cerveau et du comportement représentent une nouvelle source d’innovation.

La charge cognitive, le nouveau coût du travail

Avec l’essor du digital, les méthodes de travail ont subi une transformation rapide et profonde. Désormais, la valeur du travail repose sur la capacité des individus à capter, traiter et à restituer une quantité toujours plus grande d’informations… Après la révolution industrielle du siècle passée, nous sommes entrés dans l’ère de la révolution informationnelle.

Dans ce contexte, les capacités cognitives des collaborateurs constituent donc la pierre angulaire des entreprises. Il est alors nécessaire d’ouvrir cette boite noire qu’est le cerveau pour comprendre son fonctionnement, mais surtout les limites dont il dispose.

Un des éléments clés de compréhension du rapport entre nos capacités cognitives et nos modes de travail est le concept de charge cognitive, qui représente le coût de la réalisation d’une tâche pour notre cerveau. Face à un travail trop demandeur pour notre cerveau, il arrive que les individus entrent dans un état de surcharge cognitive, qui altère alors capacités et bien-être. Pour comprendre comment survient cet état, il faut s’intéresser à la mémoire de travail, une fonction cognitive méconnue malgré une importance centrale. Elle permet un stockage temporaire des informations qui nous parviennent, juste le temps nécessaire pour les traiter. Ces informations peuvent parvenir de notre environnement mais aussi de nos propres pensées. Mais attention ! La mémoire de travail ne peut contenir qu'un nombre limité d’éléments, durant quelques secondes seulement ! Dès lors que les informations à traiter par notre mémoire de travail à un instant donné sont trop nombreuses ou trop complexes, on entre alors dans cet état de surcharge cognitive.

Trois facteurs principaux vont venir impacter les capacités de notre mémoire de travail, et donc notre charge cognitive : notre état interne (fatigue et état émotionnel notamment), la complexité de la tâche que nous devons réaliser (ainsi que notre niveau d’expertise), et l’environnement dans lequel nous l'exécutons. Selon ces trois facteurs, il est possible de basculer en quelque secondes de la sous-charge à la surcharge, en passant par ce que nous appelons l’équilibre cognitif : une adéquation parfaite entre mes ressources cognitives et la tâche que je souhaite réaliser.

Dès lors que l’on observe le travail sous cet angle, ces trois facteurs de régulation nous offrent trois chantiers d’action prioritaire permettant d’améliorer les modes de travail : la régulation de la fatigue et la régulation émotionnelle, la complexité des tâches et l’apprentissage, et enfin les espaces physiques et numériques de travail.

Les sciences cognitives au service du bien-être et de la performance

L’application des sciences comportementales pour améliorer les modes de travail vise deux objectifs principaux. L’amélioration de l’efficacité individuelle et collective d'une part, et l’amélioration de la qualité de vie au travail d’autre part. Mais ces deux objectifs sont liés. D’abord parce que l’amélioration du bien-être a des effets bénéfiques sur les performances et la productivité, en particulier à moyen et long terme. Aussi, parce que gagner en efficacité au travail améliore la qualité de vie en réduisant la fatigue, le stress, et en redonnant du temps et de l’énergie à consacrer à d’autres sphères de vie. À titre d’exemple, les personnes qui évitent les interruptions digitales, en choisissant les moments où ils se connectent, se sentent plus productifs et moins fatigués à la fin de leur journée de travail. Les bénéfices attendus des connaissances issues des sciences comportementales sont donc à la fois en terme de performances et de bien-être, souvent deux faces d’une même pièce.

Cela dit il n’est pas toujours aisé d’adopter de nouvelles pratiques, surtout si nous n’en saisissons pas l’importance et l’urgence. Les sciences comportementales peuvent aider les transformations en apportant de nouveaux arguments, susceptibles de renforcer l'adhésion au changement.

En s’appuyant sur des études quantitatives, en laboratoire mais aussi sur le terrain, ces sciences permettent d’expliciter certaines illusions, et de mettre la lumière sur des mécanismes invisibles. Comme dans l’exemple du multi-tasking, notre cerveau nous donne l'illusion de faire efficacement plusieurs choses à la fois alors même que notre attention est très limitée. Quand Pasteur a mis à jour l’existence du monde microscopique à l’origine de certaines maladies mortelles, la démonstration de ces phénomènes a permis de convaincre de la nécessité des mesures d’hygiènes, qui ont fini par devenir des réflexes et des normes. Cette pédagogie faite, il est alors plus facile de comprendre pourquoi et comment agir. Cet apprentissage permet en fait d’améliorer sa propre métacognition, c’est à dire le fait de penser sur ses propres pensées, et ainsi d’avoir les clés pour comprendre et agir sur notre fonctionnement quotidien.

Ces arguments et ce changement de posture par la métacognition, sont à destination des individus, mais également des managers et de la direction des organisations. Ces derniers ont en effet une grande responsabilité dans la mise en place des pratiques les plus adaptées pour garantir bien-être et efficacité à leurs collaborateurs sur le long terme. Mais ils ont généralement besoin d’être convaincus à force d’arguments tangibles.

La nécessité d’une approche scientifique de la transformation numérique

Cependant les sciences comportementales ne doivent pas faire de fausses promesses : les études en laboratoire et sur le terrain sont réalisées dans des contextes précis, et ne peuvent pas si facilement être appliquées et transférées à n’importe quel autre contexte. Notamment il existe des différences de fonctionnement entre individus, mais aussi, pour un même individu, des variations en fonction du moment, du contexte. Accepter la complexité, c’est accepter d’avancer pas à pas, pour trouver les pratiques qui conviennent le mieux pour ses équipes.

Aussi, c’est la répétition des démonstrations qui fait la force d’un résultat. Bien souvent, les entreprises ne prennent pas le temps d’évaluer avec précision et rigueur l’impact humain et opérationnel des transformations qu’ils opèrent. Or par ce type d'études, ils participeraient à la meilleure compréhension des phénomènes impliqués. Surtout, cela leur permettrait d'identifier les effets réels et les leviers d’amélioration, afin d'itérer jusqu'à trouver les solutions les plus adaptées à l'efficacité et le bien-être de leurs collaborateurs.

À retenir

• Notre cerveau dispose de ressources limitées, qu’il faut prendre en compte dans l’organisation du travail.

• Les sciences cognitives et comportementales sont utiles pour sensibiliser, conseiller et former vers des modes de travail plus équilibrés, vecteurs de performances et de bien-être.

• Il est essentiel d’évaluer les impacts des transformations sur les salariés, afin de prendre les bonnes directions et de faire de l’organisation une organisation apprenante.


Biographie des auteurs

Gaetan de Lavilléon, Marie Lacroix, et Emma Vilarem sont docteurs en neurosciences intégratives et cognitives. Ils ont travaillé plusieurs années à la compréhension des mécanismes fins qui régissent notre mémoire, notre sommeil, nos émotions, ou encore nos interactions sociales et ont fondé la société Cog’X. Ils portent aujourd’hui un regard scientifique sur les enjeux cognitifs du travail et accompagnent les entreprises dans le questionnement et l’amélioration des pratiques de travail.

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Auteurs

Gaetan de Lavilléon, Marie Lacroix
Emma Vilarem

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