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30 décembre 2020

Révolution digitale et aéronautique

L’apparition de l’informatique et sa généralisation rendue possible grâce aux progrès rapides de l’électronique, ont créé une révolution digitale dont le rythme s’est encore accéléré dans les deux dernières décennies. Cette révolution bouleverse notre société et impacte aussi l’aéronautique. Si les évolutions majeures de la fin du siècle dernier concernaient l’avion lui-même (par ex. commandes de vol électriques), elles impactent maintenant l’ensemble de l’écosystème aéronautique.


GRANDES CARACTÉRISTIQUES COMMUNES DE LA TRANSFORMATION NUMÉRIQUE

Nous sommes maintenant depuis une vingtaine d’années en plein cœur d’une révolution numérique dont on commence à bien discerner certaines caractéristiques récurrentes.

Une première caractéristique est de penser service plutôt que produit, l’idée étant de proposer un service personnalisé au plus près de l’utilisateur final afin de capturer la chaîne de valeur. Les cas d’Uber qui court-circuite les taxis en proposant un service directement sur le portable des clients, ou des hôteliers qui sous-traitaient leurs sites internet à la fin du siècle passé et qui sont dorénavant devenus largement dépendant des grands sites de réservation, sont par exemple très révélateurs de cette transformation. Il s’ensuit que la manière dont le service est personnalisé et son modèle économique valorisé importent autant – voire priment souvent - sur le produit lui-même.

Une seconde caractéristique est une rapide accélération des temps de cycles, afin de pouvoir répondre à la concurrence et s’adapter au marché. Ces temps de cycles n’étant plus étroitement contraints par le développement du produit, profitent sur leur partie services de la révolution informatique du « DevOps » qui permet des mises sur le marché maintenant quasi-instantanées d’évolutions logicielles et de personnalisations allant jusqu’à plusieurs fois par minute. Et cette accélération du renouvellement de la partie services entraîne une pression importante sur la capacité à rapidement adapter le produit, qui tire parti aussi bien de nouvelles technologies (par ex. impression 3D) que de nouvelles méthodologies de conception (par ex. « Product lines »).

Une troisième caractéristique est l’interpénétration des écosystèmes qui, au fur et à mesure qu’ils se numérisent, acquièrent une capacité à s’interfacer avec les autres écosystèmes dans le monde numérique. L’exemple des machines agricoles est particulièrement frappant lorsque l’on voit sur les grandes exploitations modernes des tracteurs sans chauffeur, traiter des champs balisés au GPS, avec des apports en produits phytosanitaires pilotés par de l’analyse d’image des cultures en cours collectées par drones, le tout optimisé en fonction d’une météo très précise. À cette interconnexion de haut niveau des écosystèmes « dans le Cloud » sur des moyens informatiques distants et centralisés, répond maintenant une interconnexion locale des objets et capteurs intelligents « dans le Fog ». Celle-ci reprend le principe d’un cloud, mais avec une infrastructure locale ce qui permet une réactivité importante et une localisation des transmissions notamment des flux de données. Cette architecture appelée Edge Computing ou Edge Cloud, permet de déporter l’analyse ou l’action – ou l’interconnexion entre écosystèmes - au plus près du terrain avec la réactivité nécessaire pour des boucles de contrôle ou d’asservissement.

Enfin, la quatrième caractéristique est que la communication anciennement basée sur des structures hiérarchisées stables (par ex. classification, organisations...) bascule vers du point à point souvent dynamique. Par exemple, l’ancienne organisation du courrier interne papier dans les entreprises qui suivait les organisations et leurs secrétariats, a été remplacée par des courriers électroniques directs qui sont de surcroît bien souvent adressés à une adresse générique (par ex. contact@..., support@...) permettant un routage dynamique vers celui ou celle qui recevra et traitera ensuite le message.
AUJOURD’HUI POUR L’AÉRONAUTIQUE

Comment ces tendances lourdes se déclinent elles aujourd’hui dans l’écosystème l’aéronautique ?

Penser service plutôt que produit. 
La personnalisation du service au niveau de l’utilisateur final apparaît mais en est encore à ses débuts, et les positionnements dans la chaîne de valeur ont peu évolué au regard de ce qui s’est passé dans d’autres secteurs. On voit toutes les compagnies aériennes interagir avec leurs clients via leur smartphone avec des applications dédiées qui tentent de donner des apparences de personnalisation à un service finalement resté pour l’instant très standardisé.

Le développement de nouveaux services par les constructeurs d’avions se manifeste pourtant par exemple par l’émergence assez rapide des contrats à l’heure de vol (« Fly by the hour »), qui proposent un coût de maintenance fixe en fonction du nombre d’heures de vol exécutées. L’émergence des techniques de capture et d’exploitation de données de vol permettent une bonne estimation prédictive et personnalisée des coûts de maintenance, ce qui ouvre la possibilité de fournir aux opérateurs ce type de contrats limitant leurs risques à des tarifs compétitif.

Rapide accélération des temps de cycles
La consommation de services plutôt que de produits, a cependant évolué dans l’aéronautique comme partout ailleurs. Par exemple l’évolution rapide des outillages intelligents (par ex. tournevis électroniques dotés de caméra qui vont repérer la fixation et récupérer dans une maquette numérique le couple à lui appliquer) qui permettent des gains de productivité importants, a conduit à les louer plutôt qu’à les acheter afin de permettre leur rotation rapide - pratique déjà assez répandue pour les ordinateurs.

Après des décennies d’augmentation régulière des coûts et des délais de réalisation des programmes aéronautiques civils comme militaires, Saab (avec le Grippen) puis Boeing et Saab (avec l’avion d’entraînement T-X) ont démontré leur capacité à rompre avec cette dynamique et à réduire leur cycles de développement comme on peut l’observer dans la majorité des autres industries (par exemple, l’automobile). L’applications de méthodologies « Model Based System Engineering » (MBSE) couplée à des mécanismes d’intégration continue inspirés des pratiques de l’industrie informatique (« DevOps ») ont permis de diviser globalement par deux les coûts et délais de réalisation du programme.

Cette approche est désormais étudiée par les grands constructeurs d’avion comme Airbus ou Boeing pour le développement de leur prochaine génération d’avions.Interpénétration des écosystèmes
L’écosystème de l’aéronautique, jusqu’ici assez préservé, commence à ressentir les effets de la révolution numérique et suscite même l’intérêt des GAFAM. Prenons l’exemple de Google : la FAA a certifié sa division « Wing » pour opérer comme une compagnie aérienne ; un drone a été développé en interne pour effectuer des livraisons à domicile; un mécanisme de contrôle aérien automatisé développé encore en interne est déployé pour opérer ces drones; des partenariats ont été établis pour développer un « Android for Cabin » comme il en existe pour les voitures ; Google Map propose maintenant couramment les trajets en avion dans une approche point à point multimodale… Autant d’exemples qui montrent que cette entreprise prend pied dans l’écosystème de l’aéronautique de multiples façons. De même, l’émergence de voitures de plus en plus autonomes pousse les constructeurs automobiles à s’intéresser de beaucoup plus près aux mécanismes de certification, et certains algorithmes d’Intelligence Artificielle pour le pilotage autonome sont potentiellement applicables aussi bien aux voitures qu’aux avions.

Point à point souvent dynamique.
La quatrième caractéristique se manifeste dans la déstructuration du réseau des liaisons aériennes. L’approche structurée et stable représentée par les liaisons hub à hub assurées par exemple par des A380 (analogue au trajet des courriers internes de mon exemple précédent, avec pré-acheminement / trajet longue-distance de hub à hub / post-acheminement) a évolué vers une approche point à point directe avec le B787 ou l’A350 XWB, qui est elle-même en passe d’être complétée par du point à point encore plus proche des clients avec l’A320 XLR sur des lignes de débit plus réduit – une tendance que l’augmentation prévisible des mesures sanitaires risque d’encore accentuer en renforçant l’embouteillage des grosses structures aéroportuaires avec des temps d’embarquement prohibitifs.

Dans le domaine d’application de la numérisation, on commence à s’intéresser à des trajectoires de vols beaucoup plus individualisées. La personnalisation basée sur de l’analyse de données des trajectoires de vols d’avions, pourtant optimisées dans les limites étroites des couloirs actuels, a par exemple permis l’émergence de techniques d’optimisation collaboratives de trajectoires qui rendent le trafic plus fluide et plus facile à gérer, et réduisent le bruit et la consommation de carburant[1] Dans le domaine des aéronefs sans pilote, l’exemple du contrôle aérien entièrement automatisé des drones de livraison[2] va bien plus loin avec des trajectoires multiples optimisées globalement pour servir au mieux une palette de besoins.

ET DEMAIN…

Les enjeux environnementaux et le passage progressif vers une économie décarbonée amène l’aéronautique à se réinventer, dans un contexte global changeant où la numérisation elle-même pourrait faire l’objet de contraintes environnementales croissantes.

La personnalisation du service et son optimisation pourraient aller de pair avec des approches coordonnées et multimodales s’adaptant dynamiquement à la demande, et implémenter avec les flottes d’avions ce qui existe déjà pour les voitures ou pour les flottes de drones (par ex. Uber, Blabla lines, livraisons Google ou Amazon).

Les changements économiques tels que ceux poussés par la transition énergétique, sociologiques tels que l’acceptabilité environnementale du transport aérien, ou légaux tels que l’entrée en vigueur des accords « Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation » (CORSIA), poussent encore davantage l’aéronautique à réduire ses délais de conception, d’adaptation et de mise sur le marché de ses produits et services, poussant cette industrie vers des modèles de développement rapide toujours plus inspirés du modèle informatique « DevOps ». L’ampleur des changements est telle qu’on pourrait imaginer devoir créer un processus de « certification continue » pour faire évoluer rapidement les avions au-delà des simples dérivés.

L’US Air Force par exemple[3], considère très sérieusement de passer sur des cycles de sept ans, en changeant pour de nouveaux modèles qui ne soient pas de simples évolutions ou dérivés d’un même modèle - et en ayant de grosses similitudes avec la chaîne d’approvisionnement automobile ce qui implique de réduire drastiquement les coûts et délais de certification sans pour autant renoncer à la sécurité.

L’intégration des écosystèmes informatiques classiques dans les systèmes embarqués se poursuit. Airbus avait déjà utilisé un noyau Linux pour ses systèmes embarqués depuis l’A380 à la place de systèmes d’exploitation très spécifiques. Aujourd’hui l’US Air Combat Command vient de faire voler un U-2 dont plusieurs équipements de bord sont intégrés dans une architecture ouverte classique de cluster, basée sur une technologie identique à celle que l’on trouve dans la plupart des cloud commerciaux du marché (par ex. Kubernetes). Il en va de même avec l’utilisation croissante de capteurs légers issus du monde de l’Internet des objets (« IoT ») pour des essais en vol ou pour la capture de données de maintenance.

L’amélioration de la bande passante de connexion entre avions, ou entre l’avion et le sol, ouvre la voie vers une intégration plus dynamique du transport aérien avec son environnement : projets de vol en formation (par exemple Airbus Fello’Fly[4]), services embarqués plus diversifiés à bord des avions commerciaux (par exemple Android for Cabin déjà mentionné plus haut, qui ouvrirait la voie à un ensemble d’applications de vidéo en streaming telles que Netflix ou Spotify).

Enfin, l’extension d’un contrôle aérien automatisé permettrait d’envisager des trajectoires dynamiques, réellement point à point, et optimisées dans leur consommation en fonction de l’avion et de son chargement, ouvrant la voie à l’intégration de l’avion dans un service de transport coordonné multimodal s’adaptant dynamiquement à la demande.



Thierry CHEVALIER

is leading Airbus CTO strategy on Digital Design Manufacturing & Services.
He was previously in charge of Airbus Commercial Aircraft research portfolio on processes, methods & tools as well as ground & flight test means.
He joined Airbus in 2001 and successively led Aerodynamics methods & tools, then supported the creation of the Airbus Engineering Center India in Bangalore from 2007 to 2009, then took care of the overall architecture of Airbus engineering methods & tools before moving to research & technology teams in 2014.
Before joining Airbus, Thierry spent 15 years at Dassault Aviation, largely focused on industrial multi-disciplinary simulation integration, addressing scientific, computational, security & methodological aspects of it.


Références

[1] Source : Airbus « Airbus delivers first FANS-C-equipped A320 to easyJet »
https://www.airbus.com/newsroom/press-releases/en/2019/03/airbus-delivers-first-fansc-equipped-a320-to-easyjet.html

[2] Source : Flight Global « Alphabet’s Wing division advances unmanned air traffic system »
https://www.flightglobal.com/systems-and-interiors/alphabets-wing-division-advances-unmanned-air-traffic-system/140326.article

[3] Source : Defense News « US Air Force has built & flown mysterious full-scale prototype of future fighter jet »
https://www.defensenews.com/breaking-news/2020/09/15/the-us-air-force-has-built-and-flown-a-mysterious-full-scale-prototype-of-its-future-fighter-jet/

[4] Source : Airbus « How a fello’fly flight will actually work »
https://www.airbus.com/newsroom/stories/how-a-fello-fly-flight-will-actually-work.html

Auteur

Thierry Chevalier

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