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28 octobre 2020

Sexisme dans l'espace public : conquérir le sentiment de légitimité par le chahut-cancan

Cette année encore, les chiffres donnés[1] par le ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes sont inquiétants : une femme sur quatre âgée de 18 à 29 ans dit avoir peur dans la rue ; 40 % des femmes ont renoncé à fréquenter certains lieux publics à la suite de manifestations de sexisme.


Les témoignages affluent, relayés par des associations ou des comptes militants, de femmes qui subissent toutes formes de harcèlement, notamment dans l’espace public. Lorsqu’elle transite dans l’espace public, une femme adapte sa tenue, son comportement, son trajet, espérant (et espérant seulement) ainsi échapper à la énième interpellation sexiste de la journée, quand il ne s’agit pas tout simplement d’insultes, d’intimidations, bref : d’agressions. Notez l’expression : « elle transite ». En dehors d’une terrasse de café, une femme s’installe rarement dans l’espace public, contrairement aux hommes, et y passe le moins de temps possible, illustrant ainsi l’illégitimité ressentie[2] par les femmes dans l’espace public.

S’exposer en public reviendrait presque à accepter les règles du jeu, masculines, et à en accepter les contreparties : risquer de se faire aborder par des individus intrusifs, insultants, parfois violents, qui n’ont que faire du consentement d’une femme à entamer une discussion ou encaisser des commentaires sur son corps, sur sa tenue. Non, les femmes n’attendent pas l’approbation d’un inconnu sur leur physique. Oui, elles aspirent elles aussi à jouir de l’espace public, qui leur appartient autant qu’aux autres, en toute quiétude.

LE CHAHUT-CANCAN, UNE DANSE POUR BOUSCULER LE SEXISME

Alors, comment, quand on est une femme, renverser la tendance, s’emparer de cet espace qui nous a été confisqué injustement ? L’Armée des Roses est un collectif d’artistes qui s’appuie sur l’histoire féministe d’une danse, le cancan, pour investir la rue.

Le cancan (aussi appelé chahut) est cette danse de femmes contournant l’interdiction de danser sans cavalier dans les bals publics du 19e siècle. Prohibé dès 1831, ces femmes créent des pas se moquant de l’église, de l’armée et du patriarcat, découvrent leurs jambes et font fi de la pudeur de rigueur en relevant leurs jupons. Elles revendiquent leur droit à danser seule, comme bon leur semble, n’en déplaise aux autorités qui les briment. Cette danse va devenir une attraction incontournable du Pigalle des années 1880-1890. Les danseuses commencent à être payées et sont le cœur du Moulin Rouge dès son ouverture. Elles choisissent de choquer pour secouer les mentalités, ce qui n’est pas une invitation au sexisme, mais bien un cri du cœur, pour la liberté. Ce n’est à la fois rien que de la chair, à désexualiser, et tout à la fois leur chair, leur territoire sur lequel elles exercent seules tous les droits.

Aujourd’hui, le cancan est devenu french cancan, avec robes tricolores, emblème de la France, des danseuses de même gabarit alignées, dans un style music-hall. Mais si l’on devait rapprocher le cancan d’origine, le chahut-cancan, nous serions plus proches de l’univers burlesque, politique, drôle et moqueur, sur fond de critique sociale.

En cofondant L’Armée des Roses avec Antoinette Marchal, performeuse burlesque, nous avions dans l’idée de fuir un autre fléau : celui du sexisme dans le cabaret. Combien de réflexions déplacées lorsque nous dansions pour des évènements d’entreprises, dans des secteurs essentiellement masculins ? Des gestes, des remarques salaces sur notre tenue, notre attitude sur scène ? Nous subissions la double peine : harcelées dans la rue en allant travailler, et harcelées sur notre lieu de travail !

À LA CONQUÊTE DE LA RUE

L’idée a fait son chemin : pourquoi ne pas danser dans la rue ?
À Montmartre, nous avions le terrain de jeu idéal pour nous lancer : tout le monde associe Montmartre, Moulin Rouge et french cancan. Ces rencontres surprises sont pour nous, et pour les passant·e·s, un moment de partage, drôle, burlesque. Mais aussi et surtout un moment éducatif. Nous prenons toujours le temps de raconter cette histoire pour expliciter notre présence et porter une parole féminine.

Danser le cancan, c’est proposer une performance artistique — voire acrobatique, mais aussi burlesque. C’est s’exposer à un risque, en levant à ce point nos jupes que nous montrons nos culottes à froufrous. Ce que nous observons cependant, c’est une grande proximité physique avec les passants, qui de fait sont déstabilisés. Nous n’avons pour l’heure jamais reçu de remarques déplacées, ou d’agressivité, mais, au contraire, de la curiosité. Peut-être que les harceleurs se font petits face à tant d’explosivité ?

La médiation a pris une place très importante, à mesure que nous avons réalisé à la fois la méconnaissance des gens sur cette danse, mais aussi la dimension d’autonomisation (empowerment) qu’elle avait. Nous avons créé un visuel pour L’Armée des Roses que nous collons dans les rues. Ce street art a permis de trouver une nouvelle cible, de la sensibiliser à l’univers du burlesque, du cancan, aux problématiques du genre et du corps. Les personnes nous trouvent dans la rue, nous cherchent sur Internet et accèdent alors à tout notre contenu pédagogique, militant et artistique.

LA NÉCESSITÉ DE PRENDRE LA PAROLE DANS LA SPHÈRE PUBLIQUE

Ainsi, nous participons aussi aux visites de Feminists in the City [3], dont une sur la libération sexuelle dans le quartier Pigalle-Montmartre, pour une parenthèse dansée et parlée. Nous créons aussi des conférences et tables rondes pour donner la parole aux artistes. Si les femmes, en général et notamment dans la sphère publique, sont silenciées ou : rendues silencieuses (pourquoi pas muselées), toutes celles exerçant une profession ayant trait à leur corps, à leur image ont rarement la possibilité de s’exprimer. On interprète à leur place, on leur fantasme des intentions. Or, leur métier et leur univers artistique ne traduisent pas leur intimité (ou pas nécessairement). Toutes ces prises de parole que nous créons et imposons sont essentielles.

Les retours que nous avons des femmes qui nous suivent sont généralement très positifs et encourageants. La non-uniformité de nos corps, l’aspect militant, l’héritage féministe que nous mettons en avant trouvent toute leur place dans l’esprit des femmes qui peuvent alors se l’approprier.

Parce que c’est aussi ce que nous défendons : le cancan n’est pas une danse réservée aux professionnelles, avec une grande technique et une souplesse hors pair. Bien au contraire. Elle est une danse populaire dont chacune peut s’emparer, avec des pas simples à exécuter. Cette danse se battait pour l’égalité et l’inclusivité, c’est ainsi que nous la revendiquons encore aujourd’hui.

Dernièrement, la crise sanitaire et le confinement ont été des expériences particulières pour nous, enfermées aussi dans des espaces très restreints, sans pouvoir laisser exploser notre expression et avec un sentiment de harcèlement nettement en hausse sur nos rares sorties. S’il a été essentiel pour nous de sortir pour revendiquer de nouveau notre existence, nous attendons sagement une accalmie dans cette crise pour taper de nouveau nos bottines sur le pavé, en étant toutes et tous en sécurité, et espérons surtout que les cabarets — qui proposent des soirées d’immense qualité — puissent vite retrouver leur public !


Références

[1] https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/dossiers/sexisme-pas-notre-genre/les-chiffres-cles/

[2] https://theconversation.com/quelle-place-pour-les-femmes-dans-lespace-public-116531

[3] https://www.feministsinthecity.com/visites-externes


 

Andrée GINE
Cofondatrice et danseuse du collectif L’Armée des Roses
ainsi que Fondatrice de la pop cancan à retrouver chez Olala Party — Cours d’effeuillage burlesque
Aux relations publiques d’un théâtre le jour, danseuse le soir, Andrée Gine partage le fruit de ses découvertes sur l’histoire politique du cancan. Elle construit l’action culturelle du collectif et crée la méthode Pop Cancan — stages de danse chez Olala Party — afin que ce contenu puisse nourrir les idéaux féministes d’autres femmes et hommes.

 @andree.gine

www.pop-cancan.com







L’Armée des Roses est un collectif co-fondé en 2018 par Andrée Gine et Antoinette Marchal, danseuses de cancan. Elles réunissent des artistes pour questionner le corps, le genre, les féminismes et les danses, à travers des actions culturelles liées au chahut-cancan et à l’univers des cabarets. Performances dansées, street art, cours de danse, tables rondes, conférences… Autant d’occasions de se rencontrer !

 

 L’Armée des Roses

@paris_cancan

www.larmeedesroses.com

Credits photo Pierre Nativel

Auteurs

Andrée Gine
Antoinette Marchal

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